Roland Castro et le moment Banlieues 89Actualité

La disparition récente de l’architecte Roland Castro (1940-2023), agitateur infatigable, créateur de la mission Banlieues 89, inventeur du remodelage des grands ensembles, missionnaire du Grand Paris, conduit à s’interroger sur sa contribution à l’histoire de la politique de la ville. Le moment Banlieues 89 au milieu des années 1980, puis encore au début des années 1990, a été décisif dans ce sens. Il mérite que l’on y revienne.

Roland Castro et le moment Banlieues 89

Le moment Banlieues 89 met en valeur la triple dimension politique, culturelle et urbaine de l’action de Roland Castro et sa capacité à jouer sur des registres différents. Ce n’est pas une révélation : au-delà de ses engagements successifs, qui mériteraient une analyse particulière, Roland Castro a toujours su jouer avec la commande politique, pour faire avancer ses idées et ses projets. Et cela commence avec la mission Banlieues 89, concrétisée dans une lettre de novembre 1983 du Premier ministre, Pierre Mauroy, mais préparée dans les coulisses de la direction de la Construction et appuyée par l’Élysée. Le bilan opérationnel est controversé même si, selon Michel Cantal-Dupart, 223 projets ont été labellisés dont 170 financés : des projets parfois modestes rapidement réalisés et d’autres qui ont mis des années à voir le jour. Ce sont les villes de banlieue hors région parisienne, regroupées dans l’association Ville et Banlieue créé dans la foulée de la mission, qui sauront le mieux tirer profit de la démarche. Les mots d’ordre de Banlieues 89, qui sont de véritables axes de travail, leur correspondent : « identifier le centre », « féconder un site », désenclaver », « relier, « retrouver la géographie », « fabriquer la ville à partir du transport »...
La question est celle de leur impact sur les politiques publiques, tout particulièrement sur la politique de la ville qui se met en place à la suite d’Habitat et Vie Sociale (HVS) et du Développement social des quartiers (DSQ). Dans son ouvrage Humaniser le béton. Les origines de la politique de la ville en France (1969-1983), l’historien Thibault Tellier s’interroge : "Banlieues 89, véritable retour aux sources ou simple parenthèse dans l’histoire de la politique de la ville ? » avant de répondre de manière balancée... entre les deux hypothèses. D’autant que la création de la Délégation interministérielle à la ville (DIV) en 1988 marginalisera la mission en l’intégrant dans une structure administrative. Mais « les traces de Banlieues 89 sont partout dans les banlieues, esprits invisibles de transformations quotidiennes, commencées et recommencées, dispersées, métissées au gré des choix politiques, des contraintes économiques, des engagements et des rencontres », écrira Hélène Hatzfeld dans un article pour Urbanisme (n° 332, sept-oct. 2003).
Si les émeutes de Vaulx-en-Velin d’octobre 1990 ont largement contribué à la décision présidentielle, la création du ministère de la Ville en décembre 1990 par François Mitterrand est sans doute à mettre au crédit de l’architecte, qui se serait d’ailleurs bien vu occuper le poste. Mais ce sera Michel Delebarre, homme politique expérimenté ayant déjà assumé des fonctions ministérielles, qui sera nommé, avec le titre de ministre d’État, que n’auront pas ses successeurs. 
En termes plus directement politiques, Roland Castro aura beaucoup contribué à infuser la thématique du Grand Paris dans le débat public. Dès la lettre de Pierre Mauroy, un des trois grands objectifs assignés aux « missionnaires » (Roland Castro et Michel Cantal-Dupart) était de « promouvoir une réflexion prospective sur le devenir de la périphérie de Paris sans pour autant interférer avec les documents d’urbanisme des collectivités ». Mission accomplie deux ans plus tard, aux assises d’Enghien de Banlieues 89 (5-7 décembre 1985), les deux compères présentent au président de la République, François Mitterrand, un « Plan du Grand Pari » qui propose « cinq manières de mettre en rapport les banlieues entre elles » dont un « tramway empruntant la ligne des Forts », « interconnexion de toute les queues de lignes de métro ». Bien vu ! Castro ne lâchera pas l’affaire et sera ensuite de toutes les démarches visant à constituer un Grand Paris.
L’impact culturel de Banlieues 89 est proprement stupéfiant si l’on en juge par la médiatisation intense des initiatives de la mission pendant ses années fastes de 1983 à 1986, mais aussi par la diffusion d’une nouvelle image des banlieues dans l’ensemble de la société. L’Almanach Banlieue du magazine Actuel, publié fin 1985 et « premier guide de l’autre côté du périph » selon Libération de l’époque, en est devenu une illustration mythique. En plus intellectuel, l’exposition « Tout autour, banlieues d’images et d’écritures » au centre Georges Pompidou (juillet-août 1986) donnera lieu à un numéro spécial des Cahiers du CCI avec de magnifiques photos (de Robert Doisneau à Patrick Zachmann) et de beaux textes d’écrivains (de François Bon à Jean Rolin). Quelques années plus tard, en 1990, lors du court revival de Banlieues 89, la revue Lumières de la ville brillera pendant sept numéros de sensibilité et d’intelligence, sous la houlette d’Hélène Bleskine, Jean-Paul Dollé, Jean-Pierre Le Dantec et Jean-Christophe Bailly. Le séminaire « Civilisation urbaine » animé par Jean-Paul Dollé et Alain Arvois nourrira l’élaboration de la Loi d’orientation pour la ville (LOV), votée en juillet 1991.
Le moment Banlieues 89 se terminera formellement en avril 1992 avec la démission de Roland Castro de sa fonction de Délégué à la rénovation des banlieues, suite à la nomination de Bernard Tapie comme ministre de la Ville. Le démissionnaire, la cinquantaine venue, en pleine possession de ses capacités créatives est désormais libre pour passer à l’acte et s’attaquer, avec Sophie Denissof, au remodelage de plusieurs grands ensembles légués par le Mouvement moderne (Lorient, Villeneuve-la-Garenne...). Il s’agit de sortir de la logique de la réhabilitation pour « restaurer les gens dans leur dignité » et (re) faire la ville en banlieue. Ce travail est sous nos yeux. Roland continue de vivre à travers lui et dans nos mémoires. 
Antoine Loubière, ancien rédacteur en chef de la revue Urbanisme, personnalité qualifiée du comité d'orientation du comité d’histoire de la politique de la ville.
 (Une première version de ce texte a paru le 20 mars 2023 sur le site Cadre de ville, à la suite de l'article de Rémi Cambau "Roland Castro : un architecte de l'humain disparait", publié le 10 mars).