Témoignage d'Yves Dauge, ancien délégué Interministériel à la Ville et au Développement Social Urbain (1988 - 1991) "La mort dans nos quartiers d'habitats social"
Grand témoin de la politique de la ville, Yves Dauge l'a été d'abord par sa grande expérience de l'administration d'Etat, comme haut fonctionnaire et premier Délégué Interministériel à la Ville (1988 - 1991). A quelques jours du prochain Comité Interministériel des Villes, il fait l'amitié au Comité d'histoire de la Politique de la Ville de confier ses réflexions sur l'évolution de la Politique de la Ville et ses conséquences. Il va de soi que les propos retranscris ici n'engagent que leur auteur et ne reflètent pas la position du comité d'histoire de la politique de la ville.
La mort dans nos quartiers d’habitat social
A Marseille, à Nîmes, dans les quartiers d’habitat social, le choc créé par l’assassinat d’adolescents souvent très jeunes, l’effroi des habitants face aux règlements de compte sanglants ont créé une vive émotion. La presse, nationale et locale, a consacré une large place à ces évènements.
Il faut sans doute, malheureusement s’attendre à de nouveaux drames.
Pourquoi, comment en est-on arrivé là ?
A Nîmes dans le quartier de Pissevin, à Marseille dans les quartiers nord comme dans bien d’autres quartiers de nos villes, l’État, les élus, les maitres d’ouvrage publics ont peu à peu baissé les bras, abandonné les habitants. Sans le vouloir, bien sûr, ils ont laissé place à la délinquance et aux réseaux mafieux de la drogue qui se sont profondément infiltrés dans la vie quotidienne des jeunes, séduits par l’argent facile. Ces réseaux ont su tisser des liens de complicité voir de solidarité mais aussi des rapports de force avec le « milieu » dans les quartiers .
Ils ont pris la place de ceux qui, hier, avaient eux aussi tenté d’occuper le terrain dans le cadre de « la Politique de la Ville ».
A Nîmes, comme à Marseille, face à ces évènements dramatiques, l’État a réagi : le ministre est venu sur place, on a renforcé la présence policière, envoyé une CRS et même prévu le déploiement du RAID. On a fait des annonces : sans doute un futur commissariat de Police… autant de démonstrations de forces destinées à faire peur aux délinquants et à redonner confiance aux habitants qui restent sans illusions et pensent que rien ne changera vraiment.
Ils ont sans doute raison car ce sont d’autres méthodes, d’autres moyens, moins spectaculaires qu’il faudrait mobiliser pour lutter contre la drogue. Et pour redonner confiance aux habitants, Il faudrait revenir aux fondamentaux de la Politique de la Ville, construite par la gauche dans les années 80.
Dès les années 1970, le programme « habitat et vie sociale » lançait les premières interventions militantes dans les quartiers pour améliorer la vie de habitants.
Mais c’est avec l’arrivée de la gauche en 1981, que le Premier Ministre, Pierre Mauroy, engage une politique sociale et citoyenne qui va profondément marquer les quartiers d’habitat social. Il nomme Hubert Dubedout, le maire emblématique de Grenoble, Président de la CNDSQ ( Commission Nationale de Développement Social des Quartiers ). C’est une étape décisive pour la mise en place d’équipes permanentes de terrain. Il crée en même temps, avec Bertrand Schwartz, les missions locales pour l’insertion professionnelle et sociale des jeunes et, avec Gilbert Bonnemaison le maire d’Epinay, les Conseils Communaux de Prévention de la Délinquance (CCPD).
Ces démarches sont de même nature, elles s’appuient sur les élus et touchent directement les habitants . Elles préfigurent la création de la Délégation Interministérielle à la Ville (DIV) en 1989 par le Premier Ministre, Michel Rocard. Il nomme auprès de lui un délégué, avec une équipe restreinte. Le Délégué peut réunir, grâce à l’autorité de Matignon, les directeurs d’administrations centrales concernées : sécurité, justice, éducation, action sociale, construction… L’interministériel fonctionne.
Au niveau gouvernemental, la DIV disposait alors d’une véritable force politique avec l’appui direct du Premier ministre qui avait lui-même la fibre citoyenne.
Au niveau des quartiers, la DIV créait ce qu’on a appelé la « maîtrise d’œuvre urbaine et sociale », la fameuse mous. Autour d’un, ou d’une chef de projet, des équipes issues des services de la ville et de l’État, des associations, des maîtres d’ouvrages, s’organisent ; elles s’immergent dans le milieu, proches des services publics, elles créent des réseaux de solidarité. On s’éloignait des pratiques sectorielles des administrations.
C’était l’époque de la médiation, des maisons de justice, des polices de proximité, de la gestion des cages d’escaliers et des halls d’immeubles.
Mais que s’est-il passé depuis ?
Il faut constater un lent abandon de la « flamme » du début, une fatigue des équipes et surtout une récupération du pouvoir citoyen par le système technocratique.
On a eu l’idée de créer un ministère, solution classique mais faussement rassurante !
Ce ministère n’a cessé de changer de position dans les gouvernements successifs en se marginalisant de plus en plus. Au début ministère d’État, d’ailleurs sans moyens, puis simple secrétariat d’État dont on a vite ignoré le nom même de ses responsables.
On a ainsi pris le risque de casser le travail interministériel si difficile. C’est le ministre de l’intérieur qui a pris le dessus avec une conception du maintien de l’ordre qui a détruit les relations citoyennes que l’on essayait de construire avec la police. L’Administration, conformément à ce qu’elle sait faire, a fabriqué des procédures, demandé des dossiers en nombre de plus en plus nombreux pour distribuer au compte-goutte des subventions insuffisantes, au terme de parcours trop lents, coûteux, éprouvant pour les associations, tandis que les services publics s’affaiblissaient.
Plus grave encore, faute d’une réelle gouvernance politique, on a laissé se développer des processus de peuplement qui ont conduit au renforcement de la ghettoïsation, avec la complicité des élus, des maîtres d’ouvrages publics et de l’État.
Après les émeutes de 2005, Jean-Louis Borloo a voulu relancer le souffle de la politique de la ville, mais elle a basculé vers le bâti, la démolition/ reconstruction, tandis que la DIV disparaissait. Certes, la dimension urbaine est importante, elle doit être prise en compte et l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU) a fait le plus souvent du bon travail. Les milliards de la rénovation urbaine soutenue par les maires étaient les bienvenus, mais d’une certaine manière, ils ont caché les problèmes graves qui demeuraient : pauvreté, chomage, services publics dégradés, citoyenneté en crise et sentiment d’abandon.
Aujourd’hui, après les violentes émeutes qu’on a connues, les destructions considérables des services publics, des équipements communaux, des commerces, preuves de l’échec ou de l’absence d’une politique , quelle est la réaction du gouvernement ?
Comme toujours sécuritaire, avec le ministre de l’intérieur dans un contexte de polémiques au sujet des violences policières et de crise de la police. Comme toujours aussi la nomination d’une Secrétaire d’État rattachée à l’Intérieur, sans autorité, sans moyens, sans pouvoir, et qui trouve utile de s’exprimer dans une presse contestée !
Le Président de la République, le gouvernement, la majorité prennent-ils conscience de la gravité de la situation ? On s’interroge !
Ils doivent se convaincre que, l’avenir de nos quartiers d’habitat social repose plus que jamais sur le retour d’un vrai projet politique, comme il le fut à l’origine,
sur une réelle gouvernance au niveau de la Première Ministre elle-même,
sur le retour d’un vrai travail interministériel,
sur la présence des équipes de maîtrise d’œuvre urbaines et sociales avec les élus, les maîtres d’ouvrages sur le terrain,
sur les moyens financiers qui font gravement défaut pour financer les équipements, les services publics, l’accompagnement social et culturel, la présence des associations, pour redonner confiance et pour faire revivre la citoyenneté s’il en est encore temps !
Yves DAUGE